Comment vaincre sans combattre ? Pourquoi les chinois ne disent jamais non ? Pourquoi la défense n’est pas le contraire de l’attaque ?
Il existe depuis longtemps en Occident une profonde incompréhension de la notion de Yin-Yang. Le Yin-Yang est la plupart du temps présenté comme deux éléments séparés et opposés, pris dans un affrontement perpetuel. Or cette interprétation du Yin-Yang va à l’encontre de l’esprit chinois. Pire, elle le dénature.
Dans cet article j’aimerais vous proposer une lecture du Yin-Yang différente de la conception occidentale la plus courante. Je m’appuie ici sur le travail du sinologue français Cyril Javary pour vous proposer une nouvelle grille de lecture du Yin-Yang afin de vous permettre de mieux tirer profits des situations.
Traduire le chinois en bon colonialiste
L’idée de Yin-Yang a souffert d’une erreur de traduction.
Selon Cyrille Javary, la France a longtemps porté un regard colonialiste sur la Chine. Ceci a conduit de nombreux sinologues a interpréter la culture chinoise avec un regard occidental.
Le grand sinologue français de l’entre deux guerre, Marcel Granet, aurait dans son livre sur la pensée chinoise présenté l’idée du Yin-Yang dans un chapitre intitulé “Le Yin et le Yang”, entraînant une erreur de compréhension importante en Occident.
Un système pour penser le changement
Yin et Yang ne sont pas deux entités séparées mais plutôt un système de pensée.
Au cours de l’Antiquité, les chinois se sont intéressés au fonctionnement des choses. Une fine observation de la nature les a amené à identifier des principes pour vivre dans un monde en perpetuel changement.
L’idée de Yin-Yang (陰陽) apparaît pour la première fois dans un commentaire du Yi-Jing (易经), ou Classique des changements.
Le fait que le mot soit composé de deux caractères a poussé les occidentaux à séparer le mot en deux.
Or Yin-Yang est un seul mot en chinois, comme aigre-doux.
Il s’agit en réalité d’une manière de voir le monde.
Deux flancs d’une même colline
Les deux idéogrammes formant le mot Yin-Yang (陰陽) possèdent une partie commune : “阝”. Ce signe désignait à l’origine les collines dans lesquelles se déroulaient les cérémonies rituelles.
L’origine de ce signe provient de l’orientation des collines.
Ainsi Yang, serait le versant de la montagne exposé au Sud (adret), là où se pose le soleil, et Yin serait le versant de la montagne exposé au Nord (ubac).
De cette origine étymologique, découle l’idée que Yin-Yang ne sont pas deux choses séparées mais plutôt deux aspects d’une même chose. La partie sombre de la montagne est indissociable de sa partie ombragée. Il s’agit là de l’information statique tirée du mot Yin-Yang.
Puis la partie droite des idéogrammes exprime une dynamique à l'œuvre : la fin d’un orage pour le Yang (陰) et le début d’un orage pour le Yin(陽). Elle raconte le passage de la pluie au soleil et du soleil à la pluie.
2 enseignements tirés du Yin-Yang
Le premier enseignement que l’on peut tirer de la notion de Yin-Yang est que chaque situation possède une dimension Yin et une dimension Yang. Tout ciel bleu porte le germe d’un orage et inversement.
Ces deux dimensions ne sont en rien contradictoires ou opposées. Elles sont juste deux manifestations d’une même situation.
Le second enseignement est que tout est changement. La réalité se caractérise par un mouvement perpetuel.
Comme l’indique la métaphore du philosophe grec Héraclite :
“On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve”.
Du sexe dans le Yin-Yang ?
L’idée de Yin-Yang est très souvent séparée en deux camps : le pôle féminin et le pôle masculin.
Pour des raisons physiologiques, sociales et culturelles les femmes sont davantage réceptives au mode d’action Yin (l’harmonie, la préservation, le rythme, l’entretien de la vie) et les hommes aux stratégies Yang (compétition, nouveauté, découverte…).
Or le système Yin-Yang n’est pas composé d’éléments statiques. Comme nous l’avons vu il n'est pas une dualité composée d'éléments fixes mais plutôt une unité en mouvement.
Utiliser une classification sexuelle pour décrire l’idée de Yin-Yang est une erreur. Cela empêche de comprendre l’aspect dynamique et unitaire de cette notion chinoise.
Cette difficulté à comprendre la notion d’unité féminin-masculin provient de l’idée très ancrée en Occident que l’être humain est incomplet.
Dans “Le Banquet” de Platon, les humains sont présentés comme des êtres incomplets. Ils auraient été coupés en deux par Zeus, condamnés à rechercher leur moitié jusqu’à la fin de leurs jours.
Par la suite, la religion chrétienne reprend l’idée que l’être humain est par nature incomplet. Il se complète par l’union sacrée de son opposé lors du mariage.
Dans l’esprit chinois, l’amour n’est pas envisagé comme une fusion de deux êtres opposés mais plutôt comme l’harmonisation d’énergies complémentaires.
Alors, c’est oui ou c’est non ?
La grande difficulité en Occident à comprendre la notion du Yin-Yang vient d’une tradition philosophique dressant le monde en deux catégories opposées : le corps et l’esprit, le bien et le mal, le masculin et le féminin.
Cette tradition philosophique occidentale, catégorisant toute chose en deux camps opposés, contribue à nous faire penser qu’il existerait une “nature Yin” ainsi qu’une “nature Yang”.
Or rien de tel n’existe dans l’esprit chinois.
Par exemple, en chinois il n’existe pas vraiment de mots pour dire “oui” ou “non”. Il existe bien sur des idéogrammes dans les dictionnaires franco-chinois pour exprimer l’affirmation, or il n'y a pas d’équivalent à notre “oui” ou bien notre “non”.
La communication en chinois laisse place à l’équivoque.
C’est pour cette raison que la communication entre un français et un chinois peut être déroutante. Lors d’une négociation, le françois va vouloir recevoir du chinois une réponse clair et définitive du type “oui ou non”.
Or ce type de scénario peut mettre très mal à l’aise un chinois, particulièrement s’il a décidé de ne pas répondre favorablement. Ce dernier va tout faire pour à la fois ne pas perdre la face et ne pas la faire perdre à son interlocuteur.
Bien qu’il nous soit difficile d’accepter cette contractiction qu’une chose puisse être à la fois vraie et fausse, “oui” et “non”, l’esprit chinois l’accepte naturellement.
Cette façon de pensée contradictoire propre à l’esprit chinois a pourtant trouvé un champ d’exploration dans le domaine scientifique avec la théorie de la logique floue dans les années 1960.
Attaquer ou défendre?
“Le Yin désigne ce qui va devenir Yang et le Yang ce qui va devenir Yin”.
Le poète Wang Bi (226-249)
Loin d’être des catégories ou états statiques, Yin et Yang sont plutôt des modes d’action.
Le Yin-Yang est un duo de deux éléments en mouvement formant une unité.
Dans la Chine antique, Yang est associé à ce qui attaque, à ce qui dépense l’énergie, ce qui se déploie. Il est à l’image du dragon qui fond sur sa proie.
Le Yang est symbolisé par la lance qui concentre sa force dans son extrémité.
Quant au Yin, il est associé à la défense, la restauration de l’énergie, au retrait. Il est à l’image du tigre qui défend son territoire.
Le Yin est symbolisé par le bouclier, consacré à la défense.
Dans une situation de combat, le soldat a besoin de la lance tout autant que du bouclier pour vaincre.
Sa survie dépend d’une danse harmonieuse entre le Yin et le Yang alternant l’attaque et la défense, l’offensive et le repli opportun.
Comment bâtir une stratégie militaire ?
« La stratégie se résume en deux forces, régulière et extraordinaire, mais elles engendrent des combinaisons si variées que l’esprit humain est incapable de les embrasser toutes. Elles se produisent l’une l’autre pour former un anneau qui n’a ni fin ni commencement. »
Sun Tzu, L'art de la guerre.
Il découle du système Yi-Yang deux enseignements fondamentaux si l’on souhaite bâtir une stratégie efficace :
- Le changement est le seul socle sur lequel on peut s’appuyer.
- Toute situation se compose toujours de deux points de vue. Le monde est animé par un “battement” faisant alterner toute chose d’une phase à une autre.
Dans son enseignement sur les stratégies militaires, le célèbre général chinois Sun Tzu recommande de fonder son action sur la ruse en fonction de la situation qui se présente. Il privilégie l’action psychologique au déploiement de la violence physique. La plus grande victoire d’un général chinois est celle qui s’obtient sans avoir à combattre. Voici les priorités de l’attaque selon Sun Tzu :
- Commencez par agir sur l’esprit de l’adversaire plutôt que d’aller à la confrontation physique. Privilégier d’abord la ruse plutôt que l’attaque. Laissez votre adversaire commettre des imprudences ou des erreurs. Vous n’aurez peut-être pas besoin de vous battre afin de vaincre.
- Déjouez les plans de l’adversaire. En tournant la situation à votre avantage, vous rendez la stratégie de l’adversaire inopérante. Vous pouvez alors plus facilement vous dirigez vers une situation propice à l’attaque.
- Affaiblissez les partenariats et alliances de votre adversaire. En affaiblissant les réseaux de votre adversaire, vous créerez le doute et la discorde dans son organisation.
- En ultime recours, employez la force physique lors de l’attaque décisive.
Dans cette conception de la guerre, on peut observer que la violence physique ne vient qu’en dernier recours.
Le bon général selon Sun Tzu vaint grâce à sa ruse en évitant de combattre. Il sait atteindre le moment opportun afin de conduire ses troupes à la victoire. La patience est ainsi une de ses principales qualités.
Cela implique que la défense est prioritaire dans la conception chinoise de la guerre.
Un bon général parvient à assurer l’harmonie au sein des troupes afin de ne laisser aucune faille à l’ennemi. Il privilégie l’économie de moyen jusqu’à l’arrivée de la situation impliquant une attaque décisive.
Conclusion
Yin Yang est un système de pensée fondamental de la civilation chinoise. Yin et Yang ne sont pas deux catégories séparées et opposées mais plutôt deux aspects d’une même chose. Ils forment une unité en mouvement se manifestant dans toute chose. Lorsqu’on agit dans cette perspective, on admet que la situation est reine. Celle-ci gouverne dans la prise de décision. Il est alors souvent plus judicieux de cultiver la patience, l’écoute, et l’économie de moyen plutôt que de s’engager dans une action destructrice.
Sources et références :
Cyrille Javary, 2018, Yin Yang: La dynamique du monde
Sun Tzu, L'art de la guerre
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